DONNER DU SENS AU FILANDREUX


par Camille Paulhan, 2022



Depuis plusieurs années, Jana Lottenburger envisage la création d’un Atlas : le projet est ambitieux, et cela tombe bien, car d’une certaine manière elle a le temps.


Cet inventaire qui emprunte davantage ses formes à l’observation courante qu’à l’imagerie scientifique entend répertorier sans hiérarchie ce qui existe dans notre environnement quotidien, et que l’on peut tenir au creux des mains. Elle collecte des cailloux, des concrétions diverses et variées, modèle des objets en pulpe de papier, dore à la feuille des excréments de lombrics, coule du plâtre à l’intérieur de coquilles d’escargots. Le rebut ne lui fait pas peur, au contraire : après avoir longtemps contemplé la forêt des Landes, elle s’intéresse aujourd’hui aux brindilles des arbres qui s’agglomèrent les unes aux autres dans les eaux de l’Adour et forment de petits nids tourbillonnants.


Chacun de ces objets, qu’ils soient trouvés, moulés, métamorphosés en céramique, hybridés en cire, en cendre ou en suif, gagnent sous les doigts de l’artiste l’aura de talismans ou de fétiches de croyances qui ne disent pas leur nom. Cet atlas, explique-t-elle, n’est pas pour le présent, mais principalement pour ce qui advient, un effondrement que l’on devine lent, dans lequel matériaux et images changeront de sens et de destination. Peu à peu, peut-être, ces objets gagneront en magie, alors qu’ils sont aujourd’hui d’abord des mystères.


Parallèlement, Jana Lottenburger travaille à des gravures où se superposent à l’eau-forte et à l’aquatinte de petits groupes de personnages dans des environnements plus ou moins hostiles. Mais ses communautés ne sont pas héroïques, elles sont plutôt placées sous le sceau d’une fragilité ambiguë. Dans les univers qu’elle imagine, des enfants évoluent seuls. Ce ne sont pas, comme la fratrie Tillerman de Cynthia Voigt ou ceux des contes de Pierre Gripari ou des romans de la comtesse de Ségur, des enfants qui ont choisi de se désolidariser des adultes, ou qui subissent leur abandon ou leur lâcheté. Ce sont surtout des êtres pour lesquels la question ne se pose pas. Ils existent sans leur protection, mais aussi sans leur cruauté.


Dans ce possible avenir sans adultes, les règles du jeu changeront : ce qui autrefois était méprisé deviendra trésor, ce qui se glanait au bord du chemin se muera en objet de vénération. Petits cailloux, morceaux de charbon, de bois flotté ou de lichens séchés, fragments de nids d’oiseaux, graines d’arbustes, alvéoles de ruches d’abeilles abandonnées, bogues de châtaignes, tourbillons de cheveux enroulés sur eux-mêmes… autant de résidus formant les prémices de l’Atlas, et auxquels il faudra bien trouver une signification dans un monde sérieusement dérangé.


Jana Lottenburger ne prétend pas asséner des vérités ou donner des réponses définitives à ces moments d’effritement, mais propose plutôt un autre récit. Ces derniers temps, elle tente de composer une collection gravée des nuages du ciel basque, où l’on déchiffre tant d’histoires : donner du sens au filandreux, voilà sans doute à quoi s’attelle aujourd’hui l’artiste, à pas feutrés.